EROSTRATE
Jean Paul Sartre
Une performance du
Théâtre Koryvantes
avec
Andreas Theocharis et Claire Yianikkaki
Mise en scène: Andreas Theocharis
Les hommes, il faut les voir d'en haut. J'éteignais la lumière et je me
mettais à la fenêtre : ils ne soupçonnaient même pas qu'on pût les
observer d'en dessus. Ils soignent la façade, quelquefois les derrières,
mais tous leurs effets sont calculés pour des spectateurs d'un mètre
soixante-dix.
Qui donc a jamais réfléchi à la forme d'un chapeau melon vu d'un sixième
étage? Ils négligent de défendre leurs épaules et leurs crânes par des
couleurs vives et des étoffes voyantes, ils ne savent pas combattre ce
grand ennemi de l'Humain : la perspective plongeante. Je me penchais et
je me mettais à rire : où donc était-elle, cette fameuse " station
debout " dont ils étaient si fiers: ils s'écrasaient contre le trottoir
et deux longues jambes à demi rampantes sortaient de dessous leurs
épaules.
Au
balcon d'un sixième : c'est là que j'aurais dû passer toute ma vie. Il
faut étayer les supériorités morales par des symboles matériels, sans
quoi elles retombent. Or, précisément, quelle est ma supériorité sur les
hommes ? Une supériorité de position, rien d'autre : je me suis placé
au-dessus de l'humain qui est en moi et je le contemple. Voilà pourquoi
j'aimais les tours de Notre-Dame, les plates-formes de la tour Eiffel,
le Sacré-Cœur, mon sixième de la rue Delambre. Ce sont d'excellents
symboles.
Il fallait quelquefois redescendre dans les rues. Pour aller au bureau,
par exemple. J'étouffais. Quand on est de plain-pied avec les hommes, il
est beaucoup plus difficile de les considérer comme des fourmis : ils touchent. Une fois, j'ai vu un type mort dans la rue.
Il était tombé sur le nez. On l'a retourné, il saignait. J'ai vu ses
yeux ouverts, et son air louche, et tout ce sang. Je me disais : " Ce
n'est rien, ça n'est pas plus émouvant que de la peinture fraîche. On
lui a badigeonné le nez en rouge, voilà tout. " Mais j'ai senti une sale
douceur qui me prenait aux jambes et à la nuque, je me suis évanoui.
Ils m'ont emmené dans une pharmacie, m'ont donné des claques sur les
épaules et fait boire de l'alcool. Je les aurais tués.
Je savais qu'ils étaient mes ennemis, mais eux ne le savaient pas. Ils
s'aimaient entre eux, ils se serraient les coudes; et moi, ils
m'auraient bien donné un coup de main par-ci, par-là, parce qu'ils me
croyaient leur semblable. Mais s'ils avaient pu deviner la plus infime
partie de la vérité, ils m'auraient battu. D'ailleurs, ils l'ont fait
plus tard.
Quand
ils m'eurent pris et qu'ils ont su qui j'étais, ils m'ont passé à
tabac, ils m'ont tapé dessus pendant deux heures, au commissariat, ils
m'ont donné des gifles et des coups de poing, ils m'ont tordu les bras,
ils m'ont arraché mon pantalon et puis, pour finir, ils ont jeté mon
lorgnon par terre et pendant que je le cherchais, à quatre pattes, ils
m'envoyaient en riant des coups de pied dans le derrière.
J'ai toujours prévu qu'ils finiraient par me battre : je ne suis pas
fort et je ne peux pas me défendre. Il y en a qui me guettaient depuis
longtemps : les grands. Ils me bousculaient dans la rue, pour rire, pour
voir ce que je ferais. Je ne disais rien. Je faisais semblant de
n'avoir pas compris. Et pourtant, ils m'ont eu. J'avais peur d'eux :
c'était un pressentiment. Mais vous pensez bien que j'avais des raisons
plus sérieuses pour les haïr.
De
ce point de vue, tout est allé beaucoup mieux à dater du jour où je me
suis acheté un revolver. On se sent fort quand on porte assidûment sur
soi une de ces choses qui peuvent exploser et faire du bruit. Je le
prenais le dimanche, je le mettais tout simplement dans la poche de mon
pantalon et puis j'allais me promener - en général sur les boulevards.
Je le sentais
qui tirait sur mon pantalon comme un crabe, je le sentais contre ma
cuisse, tout froid.
Mais
peu à peu, il se réchauffait au contact de mon corps. Je marchais avec
une certaine raideur, j'avais l'allure du type qui est en train de
bander et que sa verge freine à chaque pas. Je glissais ma main dans ma
poche et je tâtais l'objet. De temps en temps, j'entrais dans un urinoir
- même là-dedans je faisais bien attention parce qu'on a souvent des
voisins -, je sortais mon revolver, je le soupesais, je regardais sa
crosse aux quadrillages noirs et sa gâchette noire qui ressemble à une
paupière demi-close. Les autres, ceux qui voyaient, du dehors, mes pieds
écartés et le bas de mon pantalon, croyaient que je pissais. Mais je ne
pisse jamais dans les urinoirs.
Un
soir, l'idée m'est venue de tirer sur des hommes. C'était un samedi
soir, j'étais sorti pour chercher Léa, une blonde qui fait le quart
devant un hôtel de la rue du Montparnasse. Je n'ai jamais eu de commerce
intime avec une femme : je me serais senti volé. On leur monte dessus,
c'est entendu, mais elles vous dévorent le bas-ventre avec leur grande
bouche poilue et, à ce que j'ai entendu dire, ce sont elles - et de loin
- qui gagnent à cet échange. Moi je ne demande rien à personne, mais je
ne veux rien donner non plus. Ou alors il m'aurait fallu une femme
froide et pieuse qui me subisse avec dégoût. Le premier samedi de chaque
mois, je montais avec Léa dans une chambre de l'hôtel Duquesne. Elle se
déshabillait, et je la regardais sans la toucher.
Quelquefois, ça partait tout seul dans mon pantalon; d'autres fois,
j'avais le temps de rentrer chez moi pour me finir. Ce soir-là, je ne la
trouvai pas à son poste. J'attendis un moment et comme je ne la voyais
pas venir, je supposai qu'elle était grippée. C'était au début de
janvier et il faisait très froid. J’étais désolé : je suis un imaginatif
et je m'étais vivement représenté le plaisir que je comptais tirer de
cette soirée. Il y avait bien, dans la rue d'Odessa, une brune que
j'avais souvent remarquée, un peu mûre mais ferme et potelée : je ne
déteste pas les femmes mûres : quand elles sont dévêtues, elles ont
l'air plus nues que les autres. Mais elle n'était pas au courant de mes
convenances, et ça m'intimidait un peu de lui exposer ça de but en
blanc. Et puis je me défie des nouvelles connaissances : ces femmes-là
peuvent très bien cacher un voyou derrière une porte, et, après ça, le
type s'amène tout d'un coup et vous prend votre argent. Bien heureux
s'il ne vous donne pas des coups de poing. Pourtant, ce soir-là, j'avais
je ne sais quelle hardiesse, je décidai de passer chez moi pour prendre
mon revolver et de tenter l'aventure.
Quand j'abordai la femme, un quart d'heure plus tard, mon arme était
dans ma poche, et je ne craignais plus rien. A la regarder de près, elle
avait plutôt l'air misérable. Elle ressemblait à ma voisine d'en face,
la femme de l'adjudant, et j'en fus très satisfait parce qu'il y avait
longtemps que j'avais envie de la voir à poil, celle-là. Elle
s’habillait la fenêtre ouverte, quand l'adjudant était parti, et j´étais
resté souvent derrière mon rideau pour la surprendre. Mais elle faisait
sa toilette au fond de la pièce.
A l'hôtel Stella, il ne restait qu'une chambre libre, au quatrième. Nous
montâmes. La femme était assez lourde et s'arrêtait à chaque marche,
pour souffler. J´étais très à l'aise : j’ai un corps sec, malgré mon
ventre et il faudrait plus de quatre étages pour me faire perdre
haleine. Sur le palier du quatrième, elle s'arrêta et mit sa main droite
sur son cœur en respirant très fort. De la main gauche elle tenait la
clef de la chambre.
-
C'est haut, dit-elle en essayant de me sourire. Je lui pris la clef
sans répondre et j'ouvris la porte. Je tenais mon revolver de la main
gauche, braqué droit devant moi à travers la poche et je ne le lâchai
qu'après avoir tourné le commutateur. La chambre était vide. Sur le
lavabo, ils avaient mis un petit carré de savon vert, pour la passe. Je
souris : avec moi ni les bidets ni les petits carrés de savon n'ont fort
à faire. La femme soufflait toujours, derrière moi, et ça m'exaltait.
Je me retournai; elle me tendit ses lèvres. Je la repoussai.
- Déshabille-toi, lui dis-je. Il y avait un fauteuil en tapisserie; je
m’assis confortablement. C'est dans ces cas-là que je regrette de ne pas
fumer. La femme ôta sa robe puis s'arrêta en me jetant un regard
méfiant.
- Comment t'appelles-tu ? lui dis-je en me renversant en arrière.
- Renée.
- Eh bien, Renée, presse-toi, j’attends.
- Tu ne te déshabilles pas ?
- Va, va, lui dis-je, ne t'occupe pas de moi.
Elle fit tomber son pantalon à ses pieds puis le ramassa et le posa soigneusement sur sa robe avec son soutien-gorge.
- Tu es donc un petit vicieux, mon chéri, un petit paresseux? me demanda-t-elle ; tu veux que ce
soit ta petite femme qui fasse tout le travail ?
En même temps elle fit un pas vers moi et, s'appuyant avec les mains sur
les accoudoirs de mon fauteuil, elle essaya lourdement de s'agenouiller
entre mes jambes. Mais je la relevai avec rudesse - Pas de ça, pas de
ça, lui dis-je.
Elle me regarda avec surprise.
- Mais qu'est-ce que tu veux que je te fasse ?
- Rien. Marche, promène-toi, je ne t'en demande pas plus.
Elle
se mit à marcher de long en large, d'un air gauche. Rien n'embête plus
les femmes que de marcher quand elles sont nues. Elles n'ont pas
l'habitude de poser les talons à plat. La putain voûtait le dos et
laissait pendre ses bras. Pour moi, j'étais aux anges : j'étais là,
tranquillement assis dans un fauteuil, vêtu jusqu'au cou, j'avais gardé
jusqu'à mes gants, et cette darne mûre s'était mise toute nue, sur mon
ordre et virevoltait autour de moi.
Elle tourna la tête vers moi et, pour sauver les apparences, me sourit coquettement :
- Tu me trouves belle? Tu te rinces l'œil?
- T'occupe pas de ça. Dis donc, me demanda-t-elle avec une indignation
subite, t'as l'intention de me faire marcher longtemps comme ça ?
- Assieds-toi.
Elle s'assit sur le lit, et nous nous regardâmes en silence. Elle avait
la chair de poule. On entendait le tic-tac d'un réveil, de l'autre côté
du mur. Tout à coup je lui dis :
- Écarte les jambes.
Elle
hésita un quart de seconde, puis elle obéit. Je regardai entre ses
jambes et je reniflai, Puis je me mis à rire si fort que les larmes me
vinrent aux yeux. Je lui dis simplement :
- Tu te rends compte ?
Et je repartis à rire.
Elle me regarda avec stupeur, puis rougit violemment et referma les jambes.
- Salaud, dit-elle entre ses dents. Mais je ris de plus belle, alors
elle se leva d'un bond et prit son soutien-gorge sur la chaise.
- Hé là, lui dis-je, ça n'est pas fini. Je te donnerai cinquante francs tout à l'heure, mais j'en veux pour mon argent.
Elle prit nerveusement son pantalon.
- J'en ai marre, tu comprends. Je ne sais pas ce que tu veux. Et si tu m'as fait monter pour te fiche de moi...
Alors
j'ai sorti mon revolver et je le lui ai montré. Elle m'a regardé d'un
air sérieux et elle a laissé tomber son pantalon sans rien dire.
- Marche, lui dis-je, promène-toi. Elle s'est promenée encore cinq
minutes. Puis je lui ai donné ma canne et je lui ai fait faire
l'exercice. Quand j'ai
senti que mon caleçon était mouillé, je me suis levé et je lui ai tendu un billet de cinquante francs. Elle l'a pris.
- Au revoir, ajoutai-je, je ne t'aurai pas beaucoup fatiguée pour le prix.
Je suis parti, je l'ai laissée toute nue au milieu de la chambre, son
soutien-gorge dans une main, le billet de cinquante francs dans l'autre.
Je ne regrettais pas mon argent : je l'avais ahurie et ça ne s'étonne
pas facilement, une putain. J'ai pensé en descendant l'escalier: " Voilà
ce que le voudrais, les étonner tous. " J'étais joyeux comme un enfant.
J'avais emporté le savon vert et, rentré chez moi, je le frottai
longtemps sous l'eau chaude jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'une mince
pellicule entre mes doigts et qu'il ressemblât à un bonbon à la menthe
sucé très longtemps.
Mais, la nuit, je me réveillai en sursaut et je revis son visage, les
yeux qu'elle faisait quand je lui ai montré mon feu, et son ventre gras
qui sautait à chacun de ses pas.
Que j'ai été bête, me dis-je. Et je sentis un remords amer : j'aurais dû
tirer pendant que j'y étais, crever ce ventre comme une écumoire. Cette
nuit-là et les trois nuits suivantes, je rêvai de six petits trous
rouges groupés en cercle autour du nombril.
Par la suite je ne sortis plus sans mon revolver.
Je regardais le dos des gens et j'imaginais, d'après leur démarche, la façon dont ils tomberaient si je leur tirais dessus.
Le dimanche, je pris l'habitude d'aller me poster devant le Châtelet, à
la sortie des concerts classiques. Vers six heures, j'entendais une
sonnerie, et les ouvreuses venaient vassujettir les portes vitrées avec
des crochets.
C'était
le commencement : la foule sortait lentement; les gens marchaient d'un
pas flottant, les yeux encore pleins de rêve, le cœur encore plein de
jolis sentiments.
Il y en avait beaucoup qui regardaient autour d'eux d'un air étonné : la
rue devait leur paraître toute bleue. Alors, ils souriaient avec
mystère : ils passaient d'un monde à l'autre.
C'est dans l'autre que je les attendais, moi. J'avais glissé ma main
droite dans ma poche et je serrais de toutes mes forces la crosse de mon
arme.
Au bout d'un moment, je me voyais en train de leur tirer dessus.
Je les dégringolais comme des pipes, ils tombaient les uns sur les
autres, et les survivants, pris de panique, refluaient dans le théâtre
en brisant les vitres des portes.
C'était un jeu très énervant : mes mains tremblaient, à la fin, et
j'étais obligé d'aller boire un cognac chez Dreher pour me remettre.
Les femmes je ne les aurais pas tuées. Je leur aurais tiré dans les reins. Ou alors dans les mollets, pour les faire danser.
Je
n'avais rien décidé encore. Mais je pris le parti de tout faire comme
si ma décision était arrêtée. J'ai commencé par régler des détails
accessoires. J'ai été m'exercer dans un stand, à la foire de
Denfert-Rochereau. Mes cartons n’étaient pas fameux mais les hommes
offrent des cibles larges, surtout quand on tire à bout portant.
Ensuite, je me suis occupé de ma publicité. J'ai choisi un jour où tous
mes collègues étaient réunis au bureau. Un lundi matin. J’étais très
aimable avec eux, par principe, bien que j'eusse horreur de leur serrer
la main. Ils ôtaient leurs gants pour dire bonjour, ils avaient une
façon obscène de déculotter leur main, de rabattre leur gant et de le
faire glisser lentement le long des doigts en dévoilant la nudité grasse
et chiffonnée de la paume. Moi, je gardais toujours mes gants.
Le lundi
matin, on ne fait pas grand-chose. La dactylo du service commercial
venait de nous apporter les quittances. Lemercier la plaisanta
gentiment, et, quand elle fut sortie, ils détaillèrent ses charmes avec
une compétence blasée. Puis ils parlèrent de Lindbergh. Ils aimaient
bien Lindbergh. Je leur dis :
- Moi j'aime les héros noirs.
- Les nègres ? demanda Massé.
- Non, noirs comme on dit Magie noire. Lindbergh est un héros blanc. Il ne m'intéresse pas.
- Allez voir si c'est facile de traverser l'Atlantique, dit aigrement Bouxin.
Je leur exposai ma conception du héros noir:
- Un anarchiste, résuma Lemercier.
- Non, dis-je doucement, les anarchistes aiment les hommes à leur façon.
- Alors, ce serait un détraqué.
Mais Massé, qui avait des lettres, intervint à ce moment :
- Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il
voulait devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le
temple d’Éphèse, une des sept merveilles du monde.
- Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
- Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son nom.
- Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul.
La conversation prit fin sur ces mots, mais j’étais bien tranquille; ils
se la rappelleraient au bon moment. Pour moi, qui, jusqu'alors, n'avais
jamais entendu parler d'Érostrate, son histoire m'encouragea. Il y
avait plus de deux mille ans qu'il était mort, et son acte brillait
encore, comme un diamant noir. Je commençais à croire que mon destin
serait court et tragique. Cela me fit peur tout d'abord, et puis je m'y
habituai. Si on prend ça d'une certaine façon, c'est atroce, mais, d'un
autre côté, ça donne à l'instant qui passe une force et une beauté
considérables. Quand je descendais dans la rue, je sentais en mon corps
une puissance étrange. J'avais sur moi mon revolver, cette chose qui
éclate et qui fait du bruit. Mais ce n'était plus de lui que je tirais
mon assurance, c'était de moi : j'étais un être de l'espèce des
revolvers, des pétards et des bombes. Moi aussi, un jour, au terme de ma
sombre vie, j'exploserais et j’illuminerais le monde d'une flamme
violente et brève comme un éclair de magnésium. Il m'arriva, vers cette
époque, de faire plusieurs nuits le même rêve. J'étais un anarchiste, je
m'étais placé sur le passage du tsar et je portais sur moi une machine
infernale. A l'heure dite, le cortège passait, la bombe éclatait, et
nous sautions en l'air, moi, le tsar et trois officiers chamarrés d'or,
sous les yeux de la foule.
Je restais maintenant des semaines entières sans paraître au bureau. Je
me promenais sur les boulevards, au milieu de mes futures victimes, ou
bien je m'enfermais dans ma chambre et je tirais des plans. On me
congédia au début d'octobre. J'occupai alors mes loisirs en rédigeant la
lettre suivante, que je copiai en cent deux exemplaires :
" Monsieur,
"
Vous êtes célèbre et vos ouvrages tirent à trente mille. Je vais vous
dire pourquoi - c'est que vous aimez les hommes. Vous avez l'humanisme
dans le sang : c'est bien de la chance. Vous vous épanouissez quand vous
êtes en compagnie; dès que vous voyez un de vos semblables, sans même
le connaître, vous vous sentez de la sympathie pour lui. Vous avez du
goût
pour
son corps, pour la façon dont il est articulé, pour ses jambes qui
s'ouvrent et se ferment à volonté, pour ses mains surtout : ça vous
plaît qu'il ait cinq doigts à chaque main et qu'il puisse opposer le
pouce aux autres doigts. Vous vous délectez, quand votre voisin prend
une tasse sur la table, parce qu'il y a une manière de prendre qui est
proprement humaine et que vous avez souvent décrite dans vos ouvrages,
moins souple, moins rapide que celle du singe, mais, n'est-ce pas ?
tellement plus intelligente. Vous aimez aussi la chair de l'homme, son
allure de grand blessé en rééducation, son air de réinventer la marche à
chaque pas et son fameux regard que les fauves ne peuvent supporter. Il
vous a donc été facile de trouver l'accent qui convient pour parler à
l'homme de lui-même; un accent pudique mais éperdu.
Les gens se jettent sur vos livres avec gourmandise, ils les lisent dans
un bon fauteuil, ils pensent au grand amour malheureux et discret que
vous leur portez et ça les console de bien des choses, d'être laids,
d'être lâches, d'être cocus, de n'avoir pas reçu d'augmentation au
premier janvier. Et l'on dit volontiers de votre dernier roman : c'est
une bonne action.
"
Vous serez curieux de savoir, je suppose, ce que peut être un homme qui
n'aime pas les hommes. Eh bien, c’est moi, et je les aime si peu que je
vais tout à l'heure en tuer une demi-douzaine; peut-être vous
demanderez-vous : pourquoi seulement une demi-douzaine ? Parce que mon
revolver n'a que six cartouches. Voilà une monstruosité, n'est-ce pas ?
Et, de plus, un acte proprement impolitique ? Mais je vous dis que je ne
peux pas les aimer. Je comprends fort bien ce que vous ressentez.
Mais ce qui vous attire en eux me dégoûte. J'ai vu comme vous des hommes
mastiquer avec mesure en gardant l’œil pertinent, en feuilletant de la
main gauche une revue économique. Est-ce ma faute si je préfère assister
au repas des phoques ?
L'homme ne peut rien faire de son visage sans que ça tourne au jeu de physionomie.
Quand il mâche en gardant la bouche close, les coins de sa bouche
montent et descendent, il a l'air de passer sans relâche de la sérénité à
la surprise pleurarde. Vous aimez ça, je le sais, vous appelez ça la
vigilance de l'Esprit. Mais moi ça m'écœure : je ne sais pas pourquoi;
je suis né ainsi.
" S'il n'y avait entre nous qu'une différence de goût, je ne vous
importunerais pas. Mais tout se passe comme si vous aviez la grâce et
que je ne l'aie point. Je suis libre d'aimer ou non le homard à
l'américaine, mais si je n'aime pas les hommes, je suis un misérable et
je ne puis trouver de place au soleil. Ils ont accaparé le sens de la
vie. J’espère que vous comprenez ce que je veux dire.
Voilà
trente-trois ans que je me heurte à des portes closes au-dessus
desquelles on a écrit : " Nul n'entre ici s'il n'est humaniste. " Tout
ce que j’ai entrepris j'ai dû l'abandonner; il fallait choisir : ou bien
c'était une tentative absurde et condamnée ou bien il fallait qu'elle
tournât tôt ou tard à leur profit. Les pensées que je ne leur destinais
pas expressément, je n'arrivais pas à les détacher de moi, à les
formuler : elles demeuraient en moi comme de légers mouvements
organiques. Les outils mêmes dont je me servais, je sentais qu'ils
étaient à eux; les mots par exemple : j'aurais voulu des mots à moi.
Mais ceux dont je dispose ont traîné dans je ne sais combien de
consciences; ils s'arrangent tout seuls dans ma tête en vertu
d'habitudes qu'ils ont prises chez les autres et ça n'est pas sans
répugnance que je les utilise en vous écrivant. Mais c'est pour la
dernière fois. Je vous le dis : il faut aimer les hommes ou bien c'est
tout juste s'ils vous permettent de bricoler. Eh bien, moi, je ne veux
pas bricoler. Je vais prendre, tout à l'heure, mon revolver, je
descendrai dans la rue et je verrai si l'on peut réussir quelque chose
contre eux. Adieu, monsieur, peut-être est-ce vous que je vais
rencontrer. Vous ne saurez jamais alors avec quel plaisir je vous ferai
sauter la cervelle. Sinon - et c'est le cas le plus probable - lisez les
journaux de demain. Vous y verrez qu'un individu nommé Paul Hilbert a
descendu, dans une crise de fureur, cinq passants sur le boulevard
Edgar-Quinet. Vous savez mieux que personne ce que vaut la prose des
grands quotidiens. Vous comprendrez donc que je ne suis pas " furieux ".
Je suis très calme au contraire et je vous prie d'accepter, Monsieur,
l'assurance de mes sentiments distingués.
" Paul HILBERT. "
Je glissai les cent deux lettres dans cent deux enveloppes et j'écrivis
sur les enveloppes les adresses de cent deux écrivains français. Puis je
mis le tout dans un tiroir de ma table avec six carnets de timbres.
Pendant
les quinze jours qui suivirent, je sortis fort peu, je me laissais
occuper lentement par mon crime. Dans la glace, où j'allais parfois me
regarder, je constatais avec plaisir les changements de mon visage. Les
yeux s'étaient agrandis, ils mangeaient toute la face. Ils étaient noirs
et tendres sous les lorgnons, et je les faisais rouler comme des
planètes. De beaux yeux d'artiste et d'assassin.
Mais je comptais changer bien plus profondément encore après
l'accomplissement du massacre. J'ai vu les photos de ces deux belles
filles, ces servantes qui tuèrent et saccagèrent leurs maîtresses. J'ai
vu leurs photos d'avant et d'après.
Avant,
leurs visages se balançaient comme des fleurs sages au-dessus de cols
de piqué. Elles respiraient l'hygiène et l'honnêteté appétissante. Un
fer discret avait ondulé pareillement leurs cheveux.
Et, plus rassurante encore que leurs cheveux frisés, que leurs cols et
que leur air d'être en visite chez le photographe, il y avait leur
ressemblance de sœurs, leur ressemblance si bien pensante, qui mettait
tout de suite en avant les liens du sang et les racines naturelles du
groupe familial.
Après, leurs faces resplendissaient comme des incendies. Elles avaient
le cou nu des futures décapitées. Des rides partout, d'horribles rides
de peur et de haine, des plis, des trous dans la chair comme si une bête
avec des griffes avait tourné en rond sur leurs visages.
Et ces yeux, ces grands yeux noirs et sans fond - comme les miens.
Pourtant elles ne se ressemblaient plus.
Chacune
portait à sa manière le souvenir de leur crime commun. " S'il suffit,
me disais-je, d'un forfait où le hasard a la plus grande part pour
transformer ainsi ces têtes d'orphelinat, que ne puis-je espérer d'un
crime entièrement conçu et organisé par moi? Il s'emparerait de moi,
bouleverserait ma laideur trop humaine... un crime, ça coupe en deux la
vie de celui qui le commet. Il devait y avoir des moments où l'on
souhaiterait revenir en arrière, mais il est là, derrière vous, il vous
barre le passage, ce minéral étincelant. Je ne demandais qu'une heure
pour jouir du mien, pour sentir son poids écrasant.
Cette heure, j'arrangerai tout pour l'avoir à moi: je décidai de faire
l'exécution dans le haut de la rue d'Odessa. Je profiterais de
1'affolement pour m' enfuir en les laissant ramasser leurs morts.
Je courrais, je traverserais le boulevard Edgar-Quinet et tournerais
rapidement dans la rue Delambre. Je n'aurais besoin que de trente
secondes pour atteindre la porte de l'immeuble où j'habite.
A
ce moment-là, mes poursuivants seraient encore sur le boulevard
Edgar-Quinet, ils perdraient ma trace et il leur faudra sûrement plus
d'une heure pour la retrouver. Je les attendrais chez moi et, quand je
les entendrais frapper à ma porte, je rechargerais mon revolver et je me
tirerais dans la bouche.
Je
vivais plus largement; je m'étais entendu avec un traiteur de la rue
Vavin qui me faisait porter, matin et soir, de bons petits plats. Le
commis sonnait, je n'ouvrais pas, j'attendais quelques minutes puis
j'entrebâillais ma porte et je voyais, dans un long panier posé sur le
sol, des assiettes pleines qui fumaient.
Le
27 octobre, à six heures du soir, il me restait dix-sept francs
cinquante. Je pris mon revolver et le paquet de lettres, je descendis.
J'eus soin de ne pas fermer 1a porte, pour pouvoir rentrer plus vite
quand j'aurais fait mon coup. Je ne me sentais pas bien, j'avais les
mains froides et le sang à la tête, les yeux me chatouillaient. Je
regardai les magasins, l'hôtel des Écoles, la papeterie où j'achète mes
crayons et je ne les reconnus pas. Je me disais : " Qu'est-ce que c'est
que cette rue ?
"
Le boulevard du Montparnasse était plein de gens. Ils me bousculaient,
me repoussaient, me frappaient de leurs coudes ou de leurs épaules. Je
me laissais ballotter, la force me manquait pour me glisser entre eux.
Je me vis soudain au cœur de cette foule, horriblement seul et petit.
Comme ils auraient pu me faire mal, s'ils l'avaient voulu ! J'avais peur
à cause de l'arme, dans ma poche. Il me semblait qu'ils allaient
deviner qu’elle était là. Ils me regarderaient de leurs yeux durs, ils
diraient : " Hé mais... mais... " avec une indignation joyeuse, en me
harponnant de leurs pattes d'hommes. Lynché!
Ils
me jetteraient au-dessus de leurs têtes, et je retomberais dans leurs
bras comme une marionnette. Je jugeai plus sage de remettre au lendemain
l'exécution de mon projet. J'allai dîner à La Coupole pour seize francs
quatre-vingts. Il me restait soixante-dix centimes que je jetai dans le
ruisseau.
Je suis resté trois jours dans ma chambre, sans manger, sans dormir.
J'avais fermé les persiennes et je n'osais ni m'approcher de la fenêtre
ni faire de la lumière. Le lundi, quelqu'un carillonna à ma porte. Je
retins mon souffle et j’attendis. Au bout d'une minute, on sonna encore.
J'allai sur la pointe des pieds coller mon œil au trou de la serrure.
Je ne vis qu'un morceau d'étoffe noire et un bouton. Le type sonna
encore puis redescendit : je ne sais pas qui c'était. Dans la nuit,
j'eus des visions fraîches, des palmiers, de l'eau qui coulait, un ciel
violet au-dessus d'une coupole. Je n'avais pas soif parce que, d'heure
en heure, j'allais boire au robinet de l'évier. Mais j'avais faim. J'ai
revu aussi la putain brune.
C'était
dans un château que j'avais fait construire sur les Causses Noires à
vingt lieues de tout village. Elle était nue et seule avec moi. Je l'ai
forcée à se mettre à genoux sous la menace de mon revolver, à courir à
quatre pattes; puis je l'ai attachée à un pilier, et après lui avoir
longuement expliqué ce que j'allais faire, je l'ai criblée de balles.
Ces images m'avaient tellement troublé que j'ai dû me contenter. Après,
je suis resté immobile dans le noir, la tête absolument vide. Les
meubles se sont mis à craquer. Il était cinq heures du matin. J'aurais
donné n'importe quoi pour quitter ma chambre, mais je ne pouvais pas
descendre à cause des gens qui marchaient dans les rues.
Le
jour est venu. Je ne sentais plus ma faim, mais je me suis mis à suer :
j'ai trempé ma chemise. Dehors, il y avait du soleil. Alors j'ai pensé "
Dans une chambre close, dans le noir Il est tapi. Depuis trois jours,
Il n'a ni mangé ni dormi. On a sonné, et Il n'a pas ouvert. Tout à
l'heure, Il va descendre dans la rue et Il tuera. " Je me faisais peur. A
six heures du soir, la faim m'a repris. J’étais fou de colère. Je me
suis cogné un moment dans les meubles, puis j'ai allumé l'électricité
dans les chambres, à la cuisine, aux cabinets. Je me suis mis à chanter à
tue-tête, j'ai lavé mes mains et je suis sorti. Il m'a fallu deux
bonnes minutes pour mettre toutes mes lettres à la boîte. Je les
enfonçais par paquets de dix. J'ai dû friper quelques enveloppes. Puis,
j'ai suivi le boulevard du Montparnasse jusqu'à la rue d'Odessa. Je me
suis arrêté devant la glace d'une chemiserie et, quand j 'ai vu mon
visage, j'ai pensé : " C'est pour ce soir. "
Je
me postai dans le haut de la rue d'Odessa, non loin du bec de gaz, et
j'attendis. Deux femmes passèrent. Elles se donnaient le bras, la blonde
disant :
- Ils avaient mis des tapis à toutes les fenêtres et c'étaient les nobles du pays qui faisaient la figuration.
- Ils sont panés ? demanda l'autre.
- Il n'y a pas besoin d'être pané pour accepter un travail qui rapporte cinq louis par jour.
- Cinq louis! dit la brune, éblouie. Elle ajouta, en passant près de moi
: " Et puis je me figure que ça devait les amuser de mettre les
costumes de leurs ancêtres. "
Elles s'éloignèrent. J'avais froid, mais je suais abondamment. Au bout
d'un moment, je vis arriver trois hommes; je les laissai passer : il
m'en fallait six. Celui de gauche me regarda et fit claquer sa langue.
Je détournai les yeux.
A sept heures cinq, deux groupes qui se suivaient de près débouchèrent
du boulevard Edgar-Quinet. Il y avait un homme et une femme avec deux
enfants. Derrière eux venaient trois vieilles femmes. Je fis un pas en
avant. La femme avait l'air en colère et secouait le petit garçon par le
bras. L'homme dit d'une voix traînante :
- Il est emmerdant, aussi, ce morpion. Le cœur me battait si fort que
j'en avais mal dans les bras. Je m'avançai et me tins devant eux,
immobile. Mes doigts, dans ma poche, étaient tout mous autour de la
gâchette.
- Pardon, dit l'homme en me bousculant. Je me rappelai que j'avais fermé
la porte de mon appartement et cela me contraria : il me faudrait
perdre un temps précieux à l'ouvrir. Les gens s'éloignèrent. Je fis
volte-face et je les suivis machinalement. Mais je n'avais plus envie de
tirer sur eux. Ils se perdirent dans la foule du boulevard. Moi, je
m'appuyai contre le mur. J'entendis sonner huit heures et neuf heures.
Je me répétais : " Pourquoi faut-il tuer tous ces gens qui sont déjà
morts ", et j'avais envie de rire. Un chien vint flairer mes pieds.
Quand le gros homme me dépassa, je sursautai et je lui emboîtai le pas.
Je voyais le pli de sa nuque rouge entre son melon et le col de son
pardessus. Il se dandinait un peu et respirait fort, il avait l'air
costaud. Je sortis mon revolver: il était brillant et froid, il me
dégoûtait, je ne me rappelai pas très bien ce que je devais en faire.
Tantôt je le regardais et tantôt je regardais la nuque du type. Le pli
de la nuque me souriait, comme une bouche souriante et amère. Je me
demandais si je n'allais pas jeter mon revolver dans un égout.
Tout d'un coup le type se retourna et me regarda d'un air irrité. Je fis un pas en arrière.
- C'est pour vous... demander... Il n'avait pas l'air d'écouter, il regardait mes mains. J'achevai péniblement.
- Pouvez-vous me dire où est la rue de la Gaîté? Son visage était gros,
et ses lèvres tremblaient. Il ne dit rien, il allongea la main. Je
reculai encore et je lui dis :
" Je voudrais... "
A ce moment je sus que j'allais me mettre à hurler. Je ne voulais pas :
je lui lâchai trois balles dans le ventre. Il tomba d'un air idiot, sur
les genoux, et sa tête roula sur son épaule gauche.
- Salaud, lui dis-je, sacré salaud!
Je m'enfuis. Je l’entendis tousser. J'entendis aussi des cris et une
galopade derrière moi. Quelqu’un demanda : "Qu'est-ce que c'est, ils se
battent" puis tout de suite après on cria : " A l'assassin! A
J'assassin! " Je ne pensais pas que ces cris me concernaient. Mais ils
me semblaient sinistres, comme la sirène des pompiers quand j'étais
enfant. Sinistres et légèrement ridicules. Je courais de toute la force
de mes jambes.
Seulement j'avais commis une erreur impardonnable : au lieu de remonter
la rue d'Odessa vers le boulevard Edgar-Quinet, je la descendais vers le
boulevard du Montparnasse. Quand je m'en aperçus, il était trop tard :
j'étais déjà au beau milieu de la foule, des visages étonnés se
tournaient vers moi (je me rappelle celui d'une femme très fardée qui
portait un chapeau vert avec une aigrette), et j'entendais les imbéciles
de la rue d'Odessa crier à l'assassin derrière mon dos. Une main se
posa sur mon épaule. Alors je perdis la tête : je ne voulais pas mourir
étouffé par cette foule. Je tirai encore deux coups de revolver. Les
gens se mirent à piailler et s'écartèrent. J'entrai en courant dans un
café. Les consommateurs se levèrent sur mon passage mais ils
n'essayèrent pas de m'arrêter, je traversai le café dans toute sa
longueur et je m’enfermai dans les lavabos. Il restait encore une balle
dans mon revolver.
Un
moment s'écoula. J'étais essoufflé et je haletais. Tout était d'un
silence extraordinaire, comme si les gens faisaient exprès de se taire.
J'élevai mon arme jusqu'à mes yeux et je vis son petit trou noir et rond
: la balle sortirait par là; la poudre me brûlerait le visage. Je
laissai retomber mon bras et j'attendis. Au bout d'un instant, ils
s'amenèrent à pas de loup; ils devaient être toute une troupe, à en
juger par le frôlement des pieds sur le plancher. Ils chuchotèrent un
peu puis se turent. Moi, je soufflais toujours et je pensais qu'ils
m'entendaient souffler, de l'autre côté de la cloison. Quelqu'un
s'avança doucement et secoua la poignée de la porte. Il devait s’être
plaqué de côté contre le mur, pour éviter mes balles. J’eus tout de même
envie de tirer - mais la dernière balle était pour moi.
" Qu'est-ce qu'ils attendent ? me demandai-je. S'ils se jetaient sur la
porte et s'ils la défonçaient tout de suite, je n'aurais pas le temps de
me tuer, et ils me prendraient vivant. " Mais ils ne se pressaient pas,
ils me laissaient tout le loisir de mourir. Les salauds, ils avaient
peur.
Au bout d'un instant, une voix s'éleva.
- Allons, ouvrez, on ne vous fera pas de mal.
Il y eut un silence, et la même voix reprit :
- Vous savez bien que vous ne pouvez pas vous échapper.
Je ne répondis pas, je haletais toujours. Pour m'encourager à tirer, je
me disais : "S'ils me prennent, ils vont me battre, me casser des dents,
ils me crèveront peut-être un œil." J'aurais voulu savoir si le gros
type était mort. Peut-être que je l'avais seulement blessé... et les
deux autres balles, peut-être qu'elles n'avaient atteint personne... Ils
préparaient quelque chose, ils étaient en train de tirer un objet lourd
sur le plancher ? Je me hâtai de mettre le canon de mon arme dans ma
bouche et je le mordis très fort. Mais je ne pouvais pas tirer, pas même
poser le doigt sur la gâchette. Tout était retombé dans le silence.
Alors j'ai jeté le revolver et je leur ai ouvert la porte.