EROSTRATE
Jean Paul Sartre
Une performance du Théâtre Koryvantes
avec
Andreas Theocharis et Claire Yianikkaki
Mise en scène: Andreas Theocharis
Les hommes, il faut les voir d'en haut. J'éteignais la lumière et je me mettais à la fenêtre : ils ne soupçonnaient même pas qu'on pût les observer d'en dessus. Ils soignent la façade, quelquefois les derrières, mais tous leurs effets sont calculés pour des spectateurs d'un mètre soixante-dix.
Qui donc a jamais réfléchi à la forme d'un chapeau melon vu d'un sixième étage? Ils négligent de défendre leurs épaules et leurs crânes par des couleurs vives et des étoffes voyantes, ils ne savent pas combattre ce grand ennemi de l'Humain : la perspective plongeante. Je me penchais et je me mettais à rire : où donc était-elle, cette fameuse " station debout " dont ils étaient si fiers: ils s'écrasaient contre le trottoir et deux longues jambes à demi rampantes sortaient de dessous leurs épaules.
Il fallait quelquefois redescendre dans les rues. Pour aller au bureau, par exemple. J'étouffais. Quand on est de plain-pied avec les hommes, il
est beaucoup plus difficile de les considérer comme des fourmis : ils touchent. Une fois, j'ai vu un type mort dans la rue.
Il était tombé sur le nez. On l'a retourné, il saignait. J'ai vu ses yeux ouverts, et son air louche, et tout ce sang. Je me disais : " Ce n'est rien, ça n'est pas plus émouvant que de la peinture fraîche. On lui a badigeonné le nez en rouge, voilà tout. " Mais j'ai senti une sale douceur qui me prenait aux jambes et à la nuque, je me suis évanoui. Ils m'ont emmené dans une pharmacie, m'ont donné des claques sur les épaules et fait boire de l'alcool. Je les aurais tués.
Je savais qu'ils étaient mes ennemis, mais eux ne le savaient pas. Ils s'aimaient entre eux, ils se serraient les coudes; et moi, ils m'auraient bien donné un coup de main par-ci, par-là, parce qu'ils me croyaient leur semblable. Mais s'ils avaient pu deviner la plus infime partie de la vérité, ils m'auraient battu. D'ailleurs, ils l'ont fait plus tard.
J'ai toujours prévu qu'ils finiraient par me battre : je ne suis pas fort et je ne peux pas me défendre. Il y en a qui me guettaient depuis longtemps : les grands. Ils me bousculaient dans la rue, pour rire, pour voir ce que je ferais. Je ne disais rien. Je faisais semblant de n'avoir pas compris. Et pourtant, ils m'ont eu. J'avais peur d'eux : c'était un pressentiment. Mais vous pensez bien que j'avais des raisons plus sérieuses pour les haïr.
Quelquefois, ça partait tout seul dans mon pantalon; d'autres fois, j'avais le temps de rentrer chez moi pour me finir. Ce soir-là, je ne la trouvai pas à son poste. J'attendis un moment et comme je ne la voyais pas venir, je supposai qu'elle était grippée. C'était au début de janvier et il faisait très froid. J’étais désolé : je suis un imaginatif et je m'étais vivement représenté le plaisir que je comptais tirer de cette soirée. Il y avait bien, dans la rue d'Odessa, une brune que j'avais souvent remarquée, un peu mûre mais ferme et potelée : je ne déteste pas les femmes mûres : quand elles sont dévêtues, elles ont l'air plus nues que les autres. Mais elle n'était pas au courant de mes convenances, et ça m'intimidait un peu de lui exposer ça de but en blanc. Et puis je me défie des nouvelles connaissances : ces femmes-là peuvent très bien cacher un voyou derrière une porte, et, après ça, le type s'amène tout d'un coup et vous prend votre argent. Bien heureux s'il ne vous donne pas des coups de poing. Pourtant, ce soir-là, j'avais je ne sais quelle hardiesse, je décidai de passer chez moi pour prendre mon revolver et de tenter l'aventure.
Quand j'abordai la femme, un quart d'heure plus tard, mon arme était dans ma poche, et je ne craignais plus rien. A la regarder de près, elle avait plutôt l'air misérable. Elle ressemblait à ma voisine d'en face, la femme de l'adjudant, et j'en fus très satisfait parce qu'il y avait longtemps que j'avais envie de la voir à poil, celle-là. Elle s’habillait la fenêtre ouverte, quand l'adjudant était parti, et j´étais resté souvent derrière mon rideau pour la surprendre. Mais elle faisait sa toilette au fond de la pièce.
A l'hôtel Stella, il ne restait qu'une chambre libre, au quatrième. Nous montâmes. La femme était assez lourde et s'arrêtait à chaque marche, pour souffler. J´étais très à l'aise : j’ai un corps sec, malgré mon ventre et il faudrait plus de quatre étages pour me faire perdre haleine. Sur le palier du quatrième, elle s'arrêta et mit sa main droite sur son cœur en respirant très fort. De la main gauche elle tenait la clef de la chambre.
- Déshabille-toi, lui dis-je. Il y avait un fauteuil en tapisserie; je m’assis confortablement. C'est dans ces cas-là que je regrette de ne pas fumer. La femme ôta sa robe puis s'arrêta en me jetant un regard méfiant.
- Comment t'appelles-tu ? lui dis-je en me renversant en arrière.
- Renée.
- Eh bien, Renée, presse-toi, j’attends.
- Tu ne te déshabilles pas ?
- Va, va, lui dis-je, ne t'occupe pas de moi.
Elle fit tomber son pantalon à ses pieds puis le ramassa et le posa soigneusement sur sa robe avec son soutien-gorge.
soit ta petite femme qui fasse tout le travail ?
En même temps elle fit un pas vers moi et, s'appuyant avec les mains sur les accoudoirs de mon fauteuil, elle essaya lourdement de s'agenouiller entre mes jambes. Mais je la relevai avec rudesse - Pas de ça, pas de ça, lui dis-je.
- Mais qu'est-ce que tu veux que je te fasse ?
- Rien. Marche, promène-toi, je ne t'en demande pas plus.
Elle tourna la tête vers moi et, pour sauver les apparences, me sourit coquettement :
- Tu me trouves belle? Tu te rinces l'œil?
- T'occupe pas de ça. Dis donc, me demanda-t-elle avec une indignation subite, t'as l'intention de me faire marcher longtemps comme ça ?
- Assieds-toi.
Elle s'assit sur le lit, et nous nous regardâmes en silence. Elle avait la chair de poule. On entendait le tic-tac d'un réveil, de l'autre côté du mur. Tout à coup je lui dis :
- Écarte les jambes.
- Tu te rends compte ?
Et je repartis à rire.
Elle me regarda avec stupeur, puis rougit violemment et referma les jambes.
- Salaud, dit-elle entre ses dents. Mais je ris de plus belle, alors elle se leva d'un bond et prit son soutien-gorge sur la chaise.
- Hé là, lui dis-je, ça n'est pas fini. Je te donnerai cinquante francs tout à l'heure, mais j'en veux pour mon argent.
Elle prit nerveusement son pantalon.
- J'en ai marre, tu comprends. Je ne sais pas ce que tu veux. Et si tu m'as fait monter pour te fiche de moi...
- Marche, lui dis-je, promène-toi. Elle s'est promenée encore cinq minutes. Puis je lui ai donné ma canne et je lui ai fait faire l'exercice. Quand j'ai
senti que mon caleçon était mouillé, je me suis levé et je lui ai tendu un billet de cinquante francs. Elle l'a pris.
- Au revoir, ajoutai-je, je ne t'aurai pas beaucoup fatiguée pour le prix.
Je suis parti, je l'ai laissée toute nue au milieu de la chambre, son soutien-gorge dans une main, le billet de cinquante francs dans l'autre.
Je ne regrettais pas mon argent : je l'avais ahurie et ça ne s'étonne pas facilement, une putain. J'ai pensé en descendant l'escalier: " Voilà ce que le voudrais, les étonner tous. " J'étais joyeux comme un enfant.
J'avais emporté le savon vert et, rentré chez moi, je le frottai longtemps sous l'eau chaude jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'une mince pellicule entre mes doigts et qu'il ressemblât à un bonbon à la menthe sucé très longtemps.
Mais, la nuit, je me réveillai en sursaut et je revis son visage, les yeux qu'elle faisait quand je lui ai montré mon feu, et son ventre gras qui sautait à chacun de ses pas.
Que j'ai été bête, me dis-je. Et je sentis un remords amer : j'aurais dû tirer pendant que j'y étais, crever ce ventre comme une écumoire. Cette nuit-là et les trois nuits suivantes, je rêvai de six petits trous rouges groupés en cercle autour du nombril.
Par la suite je ne sortis plus sans mon revolver.
Je regardais le dos des gens et j'imaginais, d'après leur démarche, la façon dont ils tomberaient si je leur tirais dessus.
Le dimanche, je pris l'habitude d'aller me poster devant le Châtelet, à la sortie des concerts classiques. Vers six heures, j'entendais une sonnerie, et les ouvreuses venaient vassujettir les portes vitrées avec des crochets.
C'était le commencement : la foule sortait lentement; les gens marchaient d'un pas flottant, les yeux encore pleins de rêve, le cœur encore plein de jolis sentiments.
Il y en avait beaucoup qui regardaient autour d'eux d'un air étonné : la rue devait leur paraître toute bleue. Alors, ils souriaient avec mystère : ils passaient d'un monde à l'autre.
C'est dans l'autre que je les attendais, moi. J'avais glissé ma main droite dans ma poche et je serrais de toutes mes forces la crosse de mon arme.
Au bout d'un moment, je me voyais en train de leur tirer dessus.
Je les dégringolais comme des pipes, ils tombaient les uns sur les autres, et les survivants, pris de panique, refluaient dans le théâtre en brisant les vitres des portes.
C'était un jeu très énervant : mes mains tremblaient, à la fin, et j'étais obligé d'aller boire un cognac chez Dreher pour me remettre.
Les femmes je ne les aurais pas tuées. Je leur aurais tiré dans les reins. Ou alors dans les mollets, pour les faire danser.
matin, on ne fait pas grand-chose. La dactylo du service commercial venait de nous apporter les quittances. Lemercier la plaisanta gentiment, et, quand elle fut sortie, ils détaillèrent ses charmes avec une compétence blasée. Puis ils parlèrent de Lindbergh. Ils aimaient bien Lindbergh. Je leur dis :
- Moi j'aime les héros noirs.
- Les nègres ? demanda Massé.
- Non, noirs comme on dit Magie noire. Lindbergh est un héros blanc. Il ne m'intéresse pas.
- Allez voir si c'est facile de traverser l'Atlantique, dit aigrement Bouxin.
Je leur exposai ma conception du héros noir:
- Un anarchiste, résuma Lemercier.
- Non, dis-je doucement, les anarchistes aiment les hommes à leur façon.
- Alors, ce serait un détraqué.
Mais Massé, qui avait des lettres, intervint à ce moment :
- Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il voulait devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le temple d’Éphèse, une des sept merveilles du monde.
- Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
- Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son nom.
- Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul.
La conversation prit fin sur ces mots, mais j’étais bien tranquille; ils se la rappelleraient au bon moment. Pour moi, qui, jusqu'alors, n'avais jamais entendu parler d'Érostrate, son histoire m'encouragea. Il y avait plus de deux mille ans qu'il était mort, et son acte brillait encore, comme un diamant noir. Je commençais à croire que mon destin serait court et tragique. Cela me fit peur tout d'abord, et puis je m'y habituai. Si on prend ça d'une certaine façon, c'est atroce, mais, d'un autre côté, ça donne à l'instant qui passe une force et une beauté considérables. Quand je descendais dans la rue, je sentais en mon corps une puissance étrange. J'avais sur moi mon revolver, cette chose qui éclate et qui fait du bruit. Mais ce n'était plus de lui que je tirais mon assurance, c'était de moi : j'étais un être de l'espèce des revolvers, des pétards et des bombes. Moi aussi, un jour, au terme de ma sombre vie, j'exploserais et j’illuminerais le monde d'une flamme violente et brève comme un éclair de magnésium. Il m'arriva, vers cette époque, de faire plusieurs nuits le même rêve. J'étais un anarchiste, je m'étais placé sur le passage du tsar et je portais sur moi une machine infernale. A l'heure dite, le cortège passait, la bombe éclatait, et nous sautions en l'air, moi, le tsar et trois officiers chamarrés d'or, sous les yeux de la foule.
Je restais maintenant des semaines entières sans paraître au bureau. Je me promenais sur les boulevards, au milieu de mes futures victimes, ou bien je m'enfermais dans ma chambre et je tirais des plans. On me congédia au début d'octobre. J'occupai alors mes loisirs en rédigeant la lettre suivante, que je copiai en cent deux exemplaires :
" Monsieur,
Les gens se jettent sur vos livres avec gourmandise, ils les lisent dans un bon fauteuil, ils pensent au grand amour malheureux et discret que vous leur portez et ça les console de bien des choses, d'être laids, d'être lâches, d'être cocus, de n'avoir pas reçu d'augmentation au premier janvier. Et l'on dit volontiers de votre dernier roman : c'est une bonne action.
Mais ce qui vous attire en eux me dégoûte. J'ai vu comme vous des hommes mastiquer avec mesure en gardant l’œil pertinent, en feuilletant de la main gauche une revue économique. Est-ce ma faute si je préfère assister au repas des phoques ?
L'homme ne peut rien faire de son visage sans que ça tourne au jeu de physionomie.
" S'il n'y avait entre nous qu'une différence de goût, je ne vous importunerais pas. Mais tout se passe comme si vous aviez la grâce et que je ne l'aie point. Je suis libre d'aimer ou non le homard à l'américaine, mais si je n'aime pas les hommes, je suis un misérable et je ne puis trouver de place au soleil. Ils ont accaparé le sens de la vie. J’espère que vous comprenez ce que je veux dire.
" Paul HILBERT. "
Je glissai les cent deux lettres dans cent deux enveloppes et j'écrivis sur les enveloppes les adresses de cent deux écrivains français. Puis je mis le tout dans un tiroir de ma table avec six carnets de timbres.
Mais je comptais changer bien plus profondément encore après l'accomplissement du massacre. J'ai vu les photos de ces deux belles filles, ces servantes qui tuèrent et saccagèrent leurs maîtresses. J'ai vu leurs photos d'avant et d'après.
Et, plus rassurante encore que leurs cheveux frisés, que leurs cols et que leur air d'être en visite chez le photographe, il y avait leur ressemblance de sœurs, leur ressemblance si bien pensante, qui mettait tout de suite en avant les liens du sang et les racines naturelles du groupe familial.
Après, leurs faces resplendissaient comme des incendies. Elles avaient le cou nu des futures décapitées. Des rides partout, d'horribles rides de peur et de haine, des plis, des trous dans la chair comme si une bête avec des griffes avait tourné en rond sur leurs visages.
Et ces yeux, ces grands yeux noirs et sans fond - comme les miens.
Pourtant elles ne se ressemblaient plus.
Cette heure, j'arrangerai tout pour l'avoir à moi: je décidai de faire l'exécution dans le haut de la rue d'Odessa. Je profiterais de 1'affolement pour m' enfuir en les laissant ramasser leurs morts.
Je courrais, je traverserais le boulevard Edgar-Quinet et tournerais rapidement dans la rue Delambre. Je n'aurais besoin que de trente secondes pour atteindre la porte de l'immeuble où j'habite.
Je suis resté trois jours dans ma chambre, sans manger, sans dormir. J'avais fermé les persiennes et je n'osais ni m'approcher de la fenêtre ni faire de la lumière. Le lundi, quelqu'un carillonna à ma porte. Je retins mon souffle et j’attendis. Au bout d'une minute, on sonna encore. J'allai sur la pointe des pieds coller mon œil au trou de la serrure. Je ne vis qu'un morceau d'étoffe noire et un bouton. Le type sonna encore puis redescendit : je ne sais pas qui c'était. Dans la nuit, j'eus des visions fraîches, des palmiers, de l'eau qui coulait, un ciel violet au-dessus d'une coupole. Je n'avais pas soif parce que, d'heure en heure, j'allais boire au robinet de l'évier. Mais j'avais faim. J'ai revu aussi la putain brune.
- Ils avaient mis des tapis à toutes les fenêtres et c'étaient les nobles du pays qui faisaient la figuration.
- Ils sont panés ? demanda l'autre.
- Il n'y a pas besoin d'être pané pour accepter un travail qui rapporte cinq louis par jour.
- Cinq louis! dit la brune, éblouie. Elle ajouta, en passant près de moi : " Et puis je me figure que ça devait les amuser de mettre les costumes de leurs ancêtres. "
Elles s'éloignèrent. J'avais froid, mais je suais abondamment. Au bout d'un moment, je vis arriver trois hommes; je les laissai passer : il m'en fallait six. Celui de gauche me regarda et fit claquer sa langue. Je détournai les yeux.
A sept heures cinq, deux groupes qui se suivaient de près débouchèrent du boulevard Edgar-Quinet. Il y avait un homme et une femme avec deux enfants. Derrière eux venaient trois vieilles femmes. Je fis un pas en avant. La femme avait l'air en colère et secouait le petit garçon par le bras. L'homme dit d'une voix traînante :
- Il est emmerdant, aussi, ce morpion. Le cœur me battait si fort que j'en avais mal dans les bras. Je m'avançai et me tins devant eux, immobile. Mes doigts, dans ma poche, étaient tout mous autour de la gâchette.
- Pardon, dit l'homme en me bousculant. Je me rappelai que j'avais fermé la porte de mon appartement et cela me contraria : il me faudrait perdre un temps précieux à l'ouvrir. Les gens s'éloignèrent. Je fis volte-face et je les suivis machinalement. Mais je n'avais plus envie de tirer sur eux. Ils se perdirent dans la foule du boulevard. Moi, je m'appuyai contre le mur. J'entendis sonner huit heures et neuf heures. Je me répétais : " Pourquoi faut-il tuer tous ces gens qui sont déjà morts ", et j'avais envie de rire. Un chien vint flairer mes pieds.
Quand le gros homme me dépassa, je sursautai et je lui emboîtai le pas. Je voyais le pli de sa nuque rouge entre son melon et le col de son pardessus. Il se dandinait un peu et respirait fort, il avait l'air costaud. Je sortis mon revolver: il était brillant et froid, il me dégoûtait, je ne me rappelai pas très bien ce que je devais en faire. Tantôt je le regardais et tantôt je regardais la nuque du type. Le pli de la nuque me souriait, comme une bouche souriante et amère. Je me demandais si je n'allais pas jeter mon revolver dans un égout.
Tout d'un coup le type se retourna et me regarda d'un air irrité. Je fis un pas en arrière.
- C'est pour vous... demander... Il n'avait pas l'air d'écouter, il regardait mes mains. J'achevai péniblement.
- Pouvez-vous me dire où est la rue de la Gaîté? Son visage était gros, et ses lèvres tremblaient. Il ne dit rien, il allongea la main. Je reculai encore et je lui dis :
" Je voudrais... "
A ce moment je sus que j'allais me mettre à hurler. Je ne voulais pas : je lui lâchai trois balles dans le ventre. Il tomba d'un air idiot, sur les genoux, et sa tête roula sur son épaule gauche.
- Salaud, lui dis-je, sacré salaud!
Je m'enfuis. Je l’entendis tousser. J'entendis aussi des cris et une galopade derrière moi. Quelqu’un demanda : "Qu'est-ce que c'est, ils se battent" puis tout de suite après on cria : " A l'assassin! A J'assassin! " Je ne pensais pas que ces cris me concernaient. Mais ils me semblaient sinistres, comme la sirène des pompiers quand j'étais enfant. Sinistres et légèrement ridicules. Je courais de toute la force de mes jambes.
Seulement j'avais commis une erreur impardonnable : au lieu de remonter la rue d'Odessa vers le boulevard Edgar-Quinet, je la descendais vers le boulevard du Montparnasse. Quand je m'en aperçus, il était trop tard : j'étais déjà au beau milieu de la foule, des visages étonnés se tournaient vers moi (je me rappelle celui d'une femme très fardée qui portait un chapeau vert avec une aigrette), et j'entendais les imbéciles de la rue d'Odessa crier à l'assassin derrière mon dos. Une main se posa sur mon épaule. Alors je perdis la tête : je ne voulais pas mourir étouffé par cette foule. Je tirai encore deux coups de revolver. Les gens se mirent à piailler et s'écartèrent. J'entrai en courant dans un café. Les consommateurs se levèrent sur mon passage mais ils n'essayèrent pas de m'arrêter, je traversai le café dans toute sa longueur et je m’enfermai dans les lavabos. Il restait encore une balle dans mon revolver.
" Qu'est-ce qu'ils attendent ? me demandai-je. S'ils se jetaient sur la porte et s'ils la défonçaient tout de suite, je n'aurais pas le temps de me tuer, et ils me prendraient vivant. " Mais ils ne se pressaient pas, ils me laissaient tout le loisir de mourir. Les salauds, ils avaient peur.
Au bout d'un instant, une voix s'éleva.
- Allons, ouvrez, on ne vous fera pas de mal.
Il y eut un silence, et la même voix reprit :
- Vous savez bien que vous ne pouvez pas vous échapper.
Je ne répondis pas, je haletais toujours. Pour m'encourager à tirer, je me disais : "S'ils me prennent, ils vont me battre, me casser des dents, ils me crèveront peut-être un œil." J'aurais voulu savoir si le gros type était mort. Peut-être que je l'avais seulement blessé... et les deux autres balles, peut-être qu'elles n'avaient atteint personne... Ils préparaient quelque chose, ils étaient en train de tirer un objet lourd sur le plancher ? Je me hâtai de mettre le canon de mon arme dans ma bouche et je le mordis très fort. Mais je ne pouvais pas tirer, pas même poser le doigt sur la gâchette. Tout était retombé dans le silence.
Alors j'ai jeté le revolver et je leur ai ouvert la porte.